les songes d'Ikkar

...parce qu'il n'est jamais trop tard...

Il est vrai que Jérémy avait du talent.

Publié le 1 Août 2006 par Ikkar in ... et autres fadaises

          Il est vrai que Jeremy avait du talent. Beaucoup de talent même. Et des facilités. On le lui avait suffisamment  reproché lorsqu’il était enfant. Il ne travaillait pas assez. Il se laissait guider par son instinct, et ses qualités innées, ses aptitudes. Bref, ses copains, un tantinet jaloux,  disaient de lui qu’il ne se foulait pas beaucoup, et qu’il avait toujours des notes plus qu’honorables. Et ses professeurs notaient avec une constance admirable qu’ils eussent voulu le voir s’impliquer un peu plus dans son travail. Mais il se considérait comme un touriste en villégiature dans un lycée, et agissait comme tel.

           La vie l’avait poussé à continuer dans cette voie dilettante.

          Ses dons le portaient vers les mots et ce que les autres appelaient pompeusement la littérature. Et il était évident qu’il ne manquait pas d’imagination, ni de style.

 

           Il y avait donc plongé avec délice sinon délectation. Ah le bonheur de sentir glisser la plume de son stylo sur les feuilles grand format à trous et à petits carreaux!  Car il n’écrivait qu’à la plume. Tout dans le geste de la main. Ses doigts se laissaient entraîner sur la page vierge, comme si ce qu’il écrivait était déjà inscrit sur les lignes. Il n’était que le révélateur de ce qui était déjà dans le papier lui-même. Pas étonnant dès lors qu’il ne connût jamais  la fameuse angoisse de la page blanche.  Tout était là. Déjà. Il suffisait de passer  le stylo aux bons endroits. Pas étonnant non plus qu’il n’utilisât jamais son ordinateur. La bête machine ne lui servait qu’à rendre plus lisible son écriture lorsque, manuscrit fini, il décidait de le remettre à son éditeur. D‘ailleurs, il n’était pas sûr de pouvoir éprouver la même jouissance en écrivant directement  au clavier - et c’était cette jouissance-là, précisément qui le poussait, jour après jour, livre après livre, à s’installer à son bureau - . Donc, il en était resté obstinément et définitivement  au stylo-plume.

 

          Jeremy avait d’autres habitudes. Il était d’ailleurs plein d’habitudes. Quoi qu’il pût lui arriver d’heureux ou de fâcheux, il avait pris le pli, depuis son deuxième roman, d’écrire, chaque jour, trois pages pleines. Pas une ligne de moins, pas une ligne de plus. Savoir pourquoi il avait alors pris cette décision devenue inébranlable, il n’aurait su le dire. Mais le fait était là. Trois pages de sa petite écriture fine, soit 102 lignes. Il s’arrangeait  toujours pour que le bas de sa troisième page fût une phrase courte et aisément ponctuable d’un point. Et si une idée devait prendre deux ou trois jours pour être exprimée, ou trois ou quatre lignes de trop, c’était, sans doute, qu’elle n’était pas assez forte, pas assez puissante. Il fallait donc la repenser, la remodeler, en extraire la quintessence pour ne plus en avoir que l’essentiel vital. Le délayage n’était pas son fait.

         

             Il avait ainsi fait publier trente quatre romans depuis qu’il avait décidé d’entrer en littérature comme d’autres entrent en religion. L’art n’accepte aucune concession. Et son art n’en acceptait aucune. Trente quatre en cent dix neuf mois, soit trois mois et demi par roman. Bien sûr ce calcul était faux. « L’Aube des Voleurs » lui avait demandé plus de temps que « Vingt Nuits », - son seul ouvrage érotique -, mais il aimait à dire qu’il lui suffisait  de 105 jours pour écrire, taper et remettre un roman. Il aimait aussi à dire que, si les critiques n’appréciaient pas son œuvre, du moins le public lui était fidèle, et attendait avec impatience chacun  de ses opus. Il est vrai que pour un critique, un homme aussi prolixe ne pouvait être que suspect. On l’avait même soupçonné d’avoir des nègres, lorsqu’il avait, voilà cinq ans, publié six ouvrages dans l’année. Il s’était alors octroyé quatre jours de répit, et il en avait  profité pour se marier aux Etats-Unis. Vite fait. Et mal fait. Il avait divorcé presque aussi vite. Sa vie rêvée d’aventurier en trop grande contradiction avec celle qu’il menait, quasi maniaque, n’avait pas convenu à sa jeune femme qui eût préféré sans doute un peu plus de fantaisie, sinon de folie. Mais la folie, Jeremy ne la connaissait que sur le papier et ne vivait que par procuration des amours sublimes ou impossibles, des désastres bouleversants et infinis ou des bonheurs surnaturels et éternels. Son mariage, lui, trop transparent, avait sombré, et ses illusions sur la race humaine avec. Il se réfugia alors encore plus dans son œuvre, ne sortant que  le soir, pour retrouver, dans le bar du coin de sa rue, une bande d’agités de la cervelle qui refaisaient le monde pour la millième fois, tout en débitant des fadaises éculées. Mais aucun d’eux ne savait qui il était. Il ne s’était jamais présenté sous sa véritable identité. Il était rentier, disait-il, et ne faisait rien de ses journées. Le mensonge lui était d’autant plus facile qu’il publiait sous un pseudonyme, et qu’il avait toujours refusé de passer dans les émissions littéraires. Même Bernard Pivot n’avait pas pu obtenir sa participation. Savoir comment il vendait autant de livres sans faire sa promotion demeurait un mystère. Mais le mystère même dont il s’entourait et qu’entretenait savamment son éditeur était un atout non négligeable, et participait à sa publicité. Il avait donc le plaisir incroyable, indicible, de pouvoir entendre parler de ses livres, sans que personne ne sût qu’il en était l’auteur. Ni nom, ni trace. Ou des traces, oui, mais anonymes. Il éprouvait sans doute un peu ce que devaient ressentir ceux qui se faisaient passer pour morts et recommençaient une nouvelle vie, à l’autre bout du monde. Mais lui, restait toujours là, et son voyage à Vegas avait été la seule escapade de sa vie. Encore avait-elle été décidée par  Lauriane, et au dernier moment. Il n’avait pas osé dire non.

            Peu après la sortie de « l’Esprit de Katherine Young », Jeremy se lança dans une nouvelle aventure romanesque, une de celles qui doivent laisser pantois d’admiration le vulgum pecus, une de celles qui, telle l’Iliade, doivent bouleverser la vie même de ceux qui y plongent. C’était devenu une obsession pour Jeremy.  Il voulait être celui qui aurait écrit le chef d’œuvre des chefs d’œuvres, le livre ultime avant et après lequel tout paraîtrait insipide. Le Livre. Une autre Bible, profane. Et dont on se demanderait, éternellement, qui pouvait bien en être l’auteur. Génial, fou, modeste - ou plus orgueilleux encore qu’Alexandre -, capable de donner à l’humanité le Texte qui la ferait entrer dans une ère nouvelle, et qui abolirait tous les autres ouvrages…

    Et clouer le bec aux critiques médusés.

          Ce fut donc une nuit que Jeremy commença ce qu’il considérait comme sa Grande Œuvre. Une nuit. La chose était déjà étrange, pour lui qui n’écrivait que le jour. Et très vite, il mit en place un temps imaginaire, un pays inconnu, où vivaient des êtres étranges, et d’autres qui rêvaient de le devenir. Car c’était de l’étrange qu’ils tiraient leur pouvoir surnaturel.

           La nuit passa sur des querelles, des camouflets, des secrets enfouis, des complots en préparation, des guerres latentes, des amours entrevues…

            La nuit, et le jour d’après. Et la nuit suivante.

            A l’aube du deuxième jour, Jeremy se dit qu’il avait faim, et il descendit au bar du coin de sa rue pour prendre un café.

            C’était la première fois qu’il écrivait ainsi, sans s’arrêter, sans sacrifier à son habitude des 102 lignes, et cela le rendait nerveux. Etait-il possible qu’il fût vraiment en train d’écrire ce qu’il rêvait de publier? Enfin? Car, jusqu’à présent, soyons honnête, il n’avait jamais eu ces fulgurances qui l’avaient traversé ces dernières heures. Il ne s’agissait même plus de jouissance, mais d’orgasme!

         Le café fut suivi de deux autres et d’un croissant qu’il jugea bien mérité. Il n’avait rien mangé depuis qu’il avait commencé à écrire, et il n’en avait pas éprouvé le besoin. Il remonta assez vite chez lui, et il s’octroya un somme de trois heures.

          A peine éveillé, il retourna à sa table de travail, et retrouva avec un bonheur non dissimulé, ses héros qu’il avait laissés, armes à la main et fatigués, sur un champ de bataille.          

           Mais Jeremy était un homme d’habitudes. Et il reprit assez vite celle de n’écrire que trois pages. Trois pages pleines. Pas une ligne de moins, pas une ligne de plus.

           Et le soir où il décida, presque malgré lui, de faire mourir l’un de ses personnages principaux, d’une flèche tirée traîtreusement, ce fut la dernière ligne de sa troisième page qui vit  voler le trait qui irait se ficher dans sa gorge. Quelques heures de répit pour le héros. Il ne mourrait que le lendemain. Grâces soient rendues à l’écrivain tout puissant qui peut arrêter ainsi la mort.

          Ce fut ce soir-là aussi que Jeremy fut renversé par une voiture en allant dans son bar préféré, celui où il refaisait le monde avec des inconnus. Anonymement. Son personnage ne mourut jamais. Le chef d’œuvre des chefs d’œuvres ne fut jamais achevé. Et tant mieux sans doute, tant le côté définitif de son ambition aurait pu paraître confiner au totalitarisme intellectuel.

           La flèche demeura suspendue à jamais dans les airs.

 

 

                                                                                                                            Ikkar

 

 

 

 

 

 

 

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T
"Les amis sont plus rares et plus précieux de loin, que de près" ce n'est pas faux Bonne semaine My Lord !<br /> Ish<br /> Dame Tine
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T
Et je dégusterai cette fadaise avec plaisir lol <br /> Ish<br /> Dame Tine
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T
argrrrr ! Je me suis fait avoir avec la chute lol ! Excellent j'ai adoré Merci My Lord Ikkar pour cette belle nouvelle ...<br /> Ish <br /> Dame Tine.
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I
Merci pour ton indulgence. J'essaierai de mettre une autre de mes petites fadaises un de ces quatre... lol<br /> Ikkar, with love