les songes d'Ikkar

...parce qu'il n'est jamais trop tard...

Le Désert Statique IV (fin)

Publié le 5 Septembre 2006 par Ikkar in Fausses Fuyances

          Je ne descends plus aujourd'hui. Il y a douze jours que Cette terre est devenue un désert. Je suis sorti pendant trois jours pour m'assurer que j'étais bien seul. Le silence, étrange, d'une terre d'exil. Même Toi, Tu n'es pas apparu au détour d'un chemin creux. Parce qu'il n'y avait plus personne pour T'évoquer, pour T'invoquer? Plus personne. Personne! Même pas Toi!

          Martyr que chacun abandonnait au moment où Tu Te dirigeais vers cette cour glacée, dans cette aube gluante. Pour qui fut Ton dernier regard? Quand tous se détournaient de Toi, leur souverain que moi seul contestais. Leur souverain déchu. Non, pas un seul ne s'éleva contre cette décision que j'avais prise de régner à Ta place. Et pas un seul ne murmura contre Ton exécution. Pourquoi auraient-ils eu alors le droit de protester contre ma volonté de faire de Cette terre un désert? Personne ne pouvait Te survivre, personne ne le méritait. Je les ai condamnés pour T'avoir laissé mourir.

          Il m'a fallu un courage insensé pour Te faire fusiller. Pourquoi n'ont-ils rien fait, rien tenté pour conserver Ta vie et la leur?

          Mais je n'ai aucun remords. Non, aucun. Et j'ignore jusqu'à la signification de ce mot. Et je suis seul ici, dans ce Palais-forteresse-aux-portes-bien-fermées.

          Chaque jour je referme plus de portes derrière moi, je m'enferme plus étroitement. Je sais qu'un jour, je ne quitterai plus cette chambre où ne parviennent plus depuis longtemps les murmures des déserts balayés par les vents.

          Sans doute alors reviendras-Tu dans ce Palais qui fut Tien. Sans doute ouvriras-Tu cette porte, que pourtant j'ai fermée à clef cent fois aujourd'hui. Jusqu'à présent, tu T'es contenté de revenir dans les villages ruinés, dans le parc du Château dont Tu as passé les grilles sans être vu de personne. Moi seul T'ai aperçu. Mais je n'ai rien dit ce jour-là, où pour la première fois, Tu franchis la limite du Palais. Plus tard, je Te fis rechercher par ma garde personnelle - qui fut Tienne autrefois -, mais jamais ils ne purent Te trouver.

          C'est alors que je décidai de Te chercher moi-même, de Te rencontrer, Te parler.

          Ce ne fut qu'au bout de quelques jours - quelques nuits? - que j'y parvins. Je pense que Tu m'attendais - que Tu m'attendais depuis cette aurore où Tu étais tombé devant ce mur.

          Je le sais depuis ce regard que Tu avais au moment où je T'annonçais Ta mort. Depuis ce genou en terre à l'instant de la première blessure. Oui, Tu m'attendais au détour d'un muret. Et Tes yeux étaient les mêmes, gris - à peine plus voilés par instants, et parfois, plus étincelants -. Cette même indifférence à tout. Et j'ai alors compris que Tu avais pardonné parce qu'il n'y avait rien à pardonner. Tu avais toujours su que je n'aurais jamais l'ombre d'un remords, et que je ne quémanderais donc jamais Ton pardon - à genoux, mains jointes, implorant de Ta part ce que je ne demandais, ce que je ne demanderai(s) à personne.

          Rien qu'un regard vide, où seul je me reflétais, comme dans un miroir. Tu avais mes regards d'étain - rien de plus. Aucun sentiment autre que les miens que j'enfouissais au plus profond de moi-même, et que personne alors n'eût pu comprendre, ni même lire... ou imaginer. Seul, face à quelqu'un que j'avais fait exécuter, sans pour autant regretter ce geste. Seul, face à ce regard mort qui me fixait et dans lequel je ne voyais que moi - et peut-être, par instants, des hommes, un fusil à la main, me tenant en joue. Feu! -. Seul, face à un être qui me ressemblait étrangement, je crois - ou ne l'ai-je que rêvé. Comme un miroir, un être-miroir. Je Te connaissais trop pour ne pas savoir que Tu ne dirais rien. Toute notre vie commune, j'avais eu toute notre vie commune pour Te connaître, et pour décider de Te tuer, et pour Te faire, peu à peu, accepter cette issue inéluctable.

          Mais Ton regard ne se détachait pas de moi, il restait fiché dans mes yeux que je ne parvenais pas à détourner. Et j'ai su que je ne pourrais pas Te parler. Qu'aurais-je pu Te dire? Une justification, un regret. De vaseuses raisons politiques, quand tout n'avait tenu qu'à mon désir d'être le Maître absolu de Cette terre, sans sujets, ni témoins. Quand tous étaient persuadés qu'après T'avoir fait exécuter, je les laisserais vivre en repos. Et quand ils Te conduisirent eux-mêmes au supplice. Sans doute, si je le leur avais ordonné, T'auraient-ils tué eux-mêmes. Oui, qu'aurais-je pu alors Te dire? Que je T'avais vengé? Je suppose que Tu le savais. Je me suis soudain demandé pourquoi j'avais voulu Te voir, pourquoi je T'avais recherché. Et Ton regard m'a troublé. Non, il ne m'a pas fait peur. Pour la première fois. Et pour la première fois, je me suis senti vulnérable, et c'était Toi qui me menaçais, Toi dans Ton immobilité farouche, Ton mutisme obstiné, Toi-sans-reproche.

          Alors j'ai tiré, tiré sur Toi, et Ton sang a à nouveau coulé. Et Tu T'es à nouveau effondré, sans une plainte. Et dans Tes yeux, il n'y avait eu aucune surprise - et aucune haine.

          Je ne me suis pas penché pour Te toucher - savoir si Tu étais, enfin, définitivement mort. Je suis parti, je suis rentré au Palais, j'ai doublé les gardes, et j'ai fermé toutes les portes derrière moi.

          J'ordonnai à quelques hommes d'armes d'aller enterrer un fou, un conspirateur que j'avais dû tuer de ma propre main, puisqu'ils n'étaient pas là pour assurer ma protection.

          A leur retour, je les fis exécuter parce qu'ils n'avaient pas trouvé Ton corps, là où Tu étais tombé. Et ils suppliaient, prenaient toutes les divinités à témoin. « Il n'y avait personne! Personne! Nous avons cherché partout, ô seigneur, partout, et il n'y avait rien ».

          Etais-je obligé de les croire? Sans doute l'aurais-je pu. Mais pouvais-je admettre que ce que j'avais affirmé avec tant d'assurance le matin-même était faux? Et je suis sûr de T'avoir tué. Aussi sûr que je le suis d'être vivant, moi, seul, dans ce désert. Seul. Dans ce désert qui m'appartient, aujourd'hui, et à jamais.

          A jamais.

          Plus personne ne lit les affiches que j'ai apposées. Un autre que moi les a-t-il jamais lues?

          Le vent les déchire doucement, et plus personne ne connaît mon nom. Le sais-je encore moi-même? Quand personne ne le prononce plus depuis si longtemps. Et quand, je le sais, celui qui le prononcera à nouveau, celui qui m'appellera à nouveau par mon nom - comme autrefois, au temps de notre vie commune -, ce sera Toi.

          Je T'attends, sans doute, mais je ne ferai pas un pas vers Toi. Je Te laisserai faire tout le chemin. Non, je ne ferai pas un pas, car je ne regrette pas une seule exécution, un seul exil. Car aucun de ceux qui moururent ne méritait d'être gracié - quand ils suppliaient à genoux. A Toi donc de venir vers moi, si tu le peux. Peut-être alors me forceras-Tu à Te suivre, mais il Te faudra du courage pour m'entraîner à Ta suite. Je suis rebelle et n'obéis point.

                    Mais je T'attends. Nous verrons bien alors qui de nous deux méritait de régner sur Cette terre que Tu n'as pas voulu défendre.

                    Je T'attends. A Toi maintenant de décider qui tuera l'autre.

 

                                                                                                

                                                                                                 Ikkar

 

 

 

 

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T
Que dire après avoir lu le désert statique ... je reste muette d'admiration !<br /> Ish Dame tine
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